samedi 27 novembre 2010

Sokodé et Didauré, deux noms pour une même cité ?

En pays tem, lorsqu’on veut se rendre d’un village au chef-lieu de la Préfecture de Tchaodjo, on a trois manières de l’annoncer : 1) Mɛ n ɖɛɛ Đɩdawʋrɛ ‘je vais à Didauré’, 2) Mɛ n ɖɛɛ Sɔgɔɖɛyɩ ‘je vais à Sokodé’, 3) Mɛ n ɖɛɛ Sookooɖee ‘je vais à Sokodé’. Ces trois façons de dire la même chose sont sociologiquement connotées. La première sort plus souvent de la bouche des personnes non scolarisées, particulièrement les femmes, à preuve, sur les marchés régionaux où les fermières viennent proposer du vivrier aux revendeuses de Sokodé, les premières appellent les secondes Đɩdawʋrɛ alaa ‘les femmes de Didauré’. La seconde façon de s’exprimer s’entend avec les personnes scolarisées et quelques analphabètes. La troisième, quant à elle, appartient au ‘frantem’ (français+tem), ce mélange de Tem et de français, propre aux scolarisés d'un certain niveau.

Aussi la deuxième ville du Togo est-elle connue sous deux noms, Didauré et Sokodé, deux désignations pratiquées à un même degré par les populations autochtones. Logiquement une double nomination intervient lorsque 1) un changement notable intervient dans la cité et est de nature à lui faire changer de statut, 2) l’opération transformatrice se fait à partir non pas de l’ensemble de la cité mais à partir de l’un de ses quartiers et 3) le quartier, siège de la rénovation, porte un nom. Les acteurs de la rénovation ont tendance à désigner l’ensemble de la cité transformée par le nom du quartier où le changement a eu lieu ou a débuté ; mais les habitants et les voisins de la cité, eux, continuent d’appeler celle-ci par son nom habituel.

En se fondant sur l’habitude des Administrations coloniales qui consiste à préférer installer leurs Quartiers Généraux à l’écart de l’agglomération autochtone et en tenant compte de l’expression suivante
« [le Dr Kersting] se replia sur Adjéidê au poste de Kri-Kri »
(Union des Communes du Togo, www.uct-togo.org, Présentation générale de Sokodé)

on peut dire que les noms Adjèidè et Kri-Kri, désignant tous les deux l’une des cités mola du pays tem, illustrent le processus de la double nomination tel qu’exposé ci-dessus. En effet, la citation de l’UCT semble dire que Kri-Kri est le nom d’un quartier ou d’une localité proche d’Adjèidè. Ce ne serait qu’à la suite de l’événement relaté dans la citation que le village est devenu Kri-Kri pour l’Administration et l'état civil tandis qu’il est resté Adjèidé pour les autochtones.

La double nomination du chef-lieu de la Préfecture de Tchaoudjo résulte-t-elle du même processus ? Certes, les couples de noms Sokodé/Didauré et Kri-Kri/Adjèidè partagent deux propriétés : 1) à l’instar de la cité de Adjèidè, la transformation de la cité de Sokodé a commencé avec l’installation d’un poste administratif par les Allemands ; 2) seul un membre de chaque couple, Sokodé pour le premier et Kri-Kri pour le second, a eu les faveurs de l’état civil. Cette double similitude a suffi pour convaincre certains qu’au départ il n’y avait que Didauré ; Sokodé ne serait apparu que grâce à un processus d’urbanisation. Parmi ceux qui en sont convaincus, il y a l’UCT qui, dans sa présentation de la commune de Sokodé, parle de
« village de Didaouré, aujourd’hui quartier central de la ville de Sokodé »
et reconnaît que
« les Allemands, depuis leur installation jusqu’à leur départ […] en 1914, organisèrent le centre en construisant leurs bâtiments administratifs et en réalisant des aménagements dans les quartiers ».
A travers ces propos l’UCT veut dire qu’au départ il y avait un village du nom de Didauré et qu’après un processus d’urbanisation, ce village est devenu un quartier d’une cité urbaine baptisée Sokodé.

Les auteurs de Sokodé, ville multicentrée (http://books.google.fr/), J. C. Barbier et B. Klein, abondent dans le même sens que l’UCT (s’ils n’en sont pas plutôt les inspirateurs) avec plus de précision quant à l’origine du mot Didauré ; ils écrivent, p. 17 :
« A proximité du lieu d’implantation de leur poste militaire et administratif, [les Allemands] trouvèrent un village de commerçants et d’artisans d’origine soudanaise, un dîda’ûré (nom générique désignant ce type d’agglomération, qui a donné le nom propre du quartier Dîda’ûré) »
En plus clair, les auteurs pensent que dîda’ûré est un nom commun qui désigne un type de village ; de nom commun dîda’ûré est devenu un nom propre quand l’agglomération qu’il désignait est devenue un quartier d’une cité urbaine qui a pris le nom de Sokodé.

La thèse de l’UCT-Barbier-Klein ne manque pas de bon sens mais ce bon sens résulte d’une observation superficielle. Sa faiblesse apparaît dans son incapacité à répondre à des questions aussi simples que les suivantes : 1) L’urbanisation de Sokodé a commencé depuis la fin du 19e siècle et, en 2010, elle se poursuit encore. A quel stade de cette urbanisation le dîda-ûré-village a-t-il été rebaptisé du nom de Sokodé ? 2) Qui est-ce qui aurait choisi le nom de baptême, les Allemands, les Français, le Ouro Esso ou les Dîda’ûrais ? A vrai dire, les deux noms, Sokodé et Didauré ont toujours coexisté, avec même, ironie du sort, un droit d’aînesse en faveur de Sokodé. C’est ce qui va ressortir de l’analyse linguistique des deux noms.

Sokodé
La prononciation [sokode] et la transcription Sokodé sont celles de l’Administration depuis ses origines coloniales. La prononciation autochtone est [sɔgɔɖɛyɩ]. Sɔgɔɖɛyɩ fait partie du paradigme des noms propres. Comme tel, il est dépourvu de suffixe. Sa forme finale -ɛyɩ, peu commune en Tem, le range dans un sous-paradigme de quatre unités dont les trois autres sont : Kɩzɛyɩ ‘nom de la rivière qui arrose le village de Tchalo’, Sɛgbɛdɛyɩ ‘nom de l’un des six places de marché du pays tem’ et kɔɖɛyɩ ‘envie irrésistible’.

Un nom commun dépourvu de suffixe de genre est un emprunt. Kɔɖɛyɩ est donc un emprunt. Si l’une des unités du sous-paradigme est un emprunt il y a des chances pour que les autres unités soient, elles aussi, des emprunts, et très probablement des emprunts à une même langue, ce qui renforce leur unité.

En plus d’être des noms propres probablement empruntés à une même langue, Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ se manifestent sous des formes fortement semblables à deux niveaux. Au niveau phonétique les deux noms sont rythmés en quatre syllabes chacun : /sɔ-gɔ-ɖɛ-yɩ/ et /sɛ-gbɛ-dɛ-yɩ/. Le niveau morphologique crée un soupçon de composition nominale. En efet, les deux noms commencent par une syllabe initiale qui est sɔ dans un cas et sɛ dans l’autre. La première n’a pas une voyelle ɔ par hasard ; elle semble être une réponse au ɔ de la syllabe gɔ suivante. La deuxième n’a pas non plus une voyelle ɛ par hasard ; elle serait une réponse au ɛ de la syllabe gbɛ suivante. Cette harmonisation vocalique intervient lorsque la syllabe initiale est le radical d’un nom servant de déterminant dans un mot composé. Lorsque, par exemple /tar/, radical de tarʋʋ ‘palmier raphia’ est en situation de déterminant d’un nom composé, sa voyelle /a/ varie de timbre en fonction du timbre de la voyelle du radical du nom déterminé ; on a ainsi [a] dans /tar-faadɩ/ qui se réalise tafaadɩ ‘feuilles de raphia’, [e] dans /tar-kpeti/ prononcé tekpeti ‘palmes de raphia’ et [ɛ] dans /tar-sɛɛlɛ/ prononcé tɛsɛɛlɛ ‘écorce de palme de raphia’. Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ semblent résulter d’une composition nominale à partir d'un même radical déterminant, /sa/. Cette similitude de la structure des mots Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ avec un mot composé a inspiré des intuitions qui ont vu en Sɔgɔɖɛyɩ la prononciation d’un composé, /sɔm-kɔɖɛyɩ/ ‘viande-forte envie’.

Pour justifier le sens du mot traduit par ‘forte envie de viande’ ces intuitions ont prétendu que le lieu était ainsi désigné parce que particulièrement giboyeux et qu’on s’y rendait quand on avait envie de viande. La justification est réfutable grâce à deux arguments, l’un morphologique, l’autre sémantique.

Pour l’argument morphologique il faut rappeler que dans tous les composés où sɔm ‘viande’ intervient comme nom déterminant, il ne se déleste pas de sa consonne nasale (m) ; le composé /sɔm-cɩɖɛ/ (viande-morceau) ne se prononce pas [sɔjɩɖɛ] mais [sɔnjɩɖɛ] ‘morceau de viande’, avec /n/ représentant /m/ de sɔm ; de même le composé /sɔm-tɔdɔm/ (viande-tendresse) ne donne pas [sɔdɔdɔm] mais [sɔndɔdɔm] ‘viande tendre’, là aussi avec /n/ substitut de /m/ de sɔm.

L’argument sémantique fait valoir l’idée que si /sɔ/ de Sɔgɔɖɛyɩ représentait sɔm, il devrait en être de même de /sɛ/ de Sɛgbɛdɛyɩ et, dans ce cas, Sɛgbɛdɛyɩ aurait un sens attaché à la notion de viande. Or Sɛgbɛdɛyɩ n’était (ni n’est) un marché où l’on trouve plus de volaille ou de petit bétail qu’ailleurs, où l’on propose une cuisine carnée plus importante qu’ailleurs. Il n’y a donc pas de raison de voir dans /sɛ/ le radical ou la racine de sɔm. Et si /sɛ/ de Sɛgbɛdɛyɩ n’a point de rapport avec sɔm, il devrait en être de même de /sɔ/ de Sɔgɔdɛyɩ.

L’objectif visé par la démonstration de la similitude des formes des noms Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ est de montrer que cette similitude pourrait en cacher une autre, celle des objets désignés. Sɛgbɛdɛyɩ est l’une des places de marché du pays tem. Pourquoi Sɔgɔɖɛyɩ n’en serait-il pas un lui aussi ? Certes, l’hypothèse repose sur un argument très mince, la similitude des formes mais le processus du peuplement du pays tem et l’organisation des échanges économiques au sein de ce territoire va la renforcer et la rendre crédible.

C’est pour rechercher des terres arables que sept frères Mola quittent les flancs du mont Malfakassa pour les vallées du Mono et de ses affluents. A cette époque, celles-ci étant infestées par la chasse aux esclaves, chacun des frères, à la tête des hommes de son village en âge de se battre, entreprend de se tailler un espace cultivable à l'intérieur des vallées. Au fur et à mesure que des portions de terres sont conquises, le village y installe des familles qui créent des fermes agricoles appelées fɔsɩ (sg. fɔɔ). La conquête se poursuit jusqu’à satisfaction de toutes les familles du village.

C’est ainsi que chaque village mola s’est créé des fermes agricoles parfois éloignés de plusieurs kilomètres de la cité-mère. Une ferme peut compter jusqu’à cinq familles ; elle produit du vivrier, de la volaille et du petit bétail. Une partie de la production est réservée à la consommation, le reste sert 1) à payer un tribut annuel au roi du village, 2) à payer les éventuelles amendes découlant des jugements et 3) à effectuer les échanges commerciaux. Ces échanges s’effectuent entre fermes d’un même secteur sur une place publique hors des fermes et aspécialement ménagée à cet effet.

Parce qu’il y a plusieurs groupements de fermes agricoles, il y a plusieurs places de marché sur l’ensemble du pays tem. Officiellement il existe six places de marché appelées, respectivement, Sɛgbɛdɛyɩ, Soom, Kpaarɩ, Kejika, Kudongoli et Kalamaazɩ. Sɛgbɛdɛyɩ dessert les fermes Saasaamdɛɛ et Kalaarɩ des villages de Kadambara et Tchalo ; Kpaarɩ dessert les fermes Đamalaa, Coodi, Đeesu et Abacaŋ, un autre groupe de fermes de Kadambara. Kalamaazɩ qui semble se situer du côté de l’ancien site de Birini devait desservir les fermes des villages de Birini, Dibiyidɛɛ, Kparataawʋ et Yɛlɩvɔɔ. Il est possible que Kudongoli soit une autre place pour les mêmes villages. Soom et Kejika sont des places desservant les villages de la zone montagneuse. La répartition des places par zones de production fait apparaître une anomalie : où s’effectuent les échanges des produits agricoles provenant des fermes de Kpangalam et Caavaadɩ, villages des aînés des sept frères Mola, qui plus est ? Il est inconcevable qu’aucune place de marché n’ait été prévue pour ces villages donc l’activité économique est l’agriculture. Il doit y avoir une place, peut-être même la première des places pour ces deux cités mola qui ont été les premières à s’installer. Et si Sɔgɔɖɛyɩ était cette place ? Une réponse positive à la question ne peut être possible que si l’on parvient à expliquer l’absence de Sɔgɔɖɛyɩ dans le cycle des marchés du pays tem.

Jour de marché
La fermière du pays tem dispose d’un marché local près de sa ferme ; mais il a un libre accès à tous les marchés du pays. Pour lui permettre de jouir de ce droit mais aussi pour permettre à la commerçante citadine (en pays tem, le commerce est un métier de femme) d’accéder à chaque place et, surtout, pour éviter toute concurrence entre places de marché, il a été organisé un roulement de séances : une place ne s’ouvre au marché que si les autres ont épuisé leur tour. D’où la nécessité d’établir un calendrier de roulement. L’ordre chronologique de succession adopté est le suivant : Sɛgbɛdɛyɩ, Soom, Kpaarɩ, Kejika, Kudongoli et Kalamaazɩ. Un jour, c’est le marché de Sɛgbɛdɛyɩ, le jour suivant c’est celui de Soom, etc.

Le mot pour dire ‘jour’ en Tem est wɩrɛ (pl. wɛ). Désormais chaque jour sera le jour de marché d’une des places. Tout jour est donc déterminé par le nom de la place où se tient le marché du jour. Ainsi, le jour du marché de Sɛgbɛdɛyɩ est Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ, le jour du marché de Soom est Soom wɩrɛ, le jour du marché de Kpaarɩ est Kpaarɩ wɩrɛ, le jour du marché de Kejika est Kejika wɩrɛ, le jour du marché de Kudongoli est Kudongoli wɩrɛ et le jour du marché de Kalamaazɩ est Kalamaazɩ wɩrɛ. Si Sɔgɔɖɛyɩ était un marché pourquoi Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ n’existe pas ? Une explication s’impose.

Didauré
Le territoire tem disposait bien de sept places de marché ; Sɔgɔɖɛyɩ en était la septième. Située à mi-chemin entre Kpangalam et Caavaadɩ, elle devait desservir les fermes des deux cités. Le pays tem était caractérisé au plan politique par le fait qu'il était régi par la royauté donc par un système centralisé, au plan culturel par le fait qu'il pratiquait le culte des ancêtres et au plan économique par le fait qu'il pratiquait non pas une agriculture de subsistance, mais une agriculture excédentaire dont une partie de l’excédent était commercialisé sur les sept places de marché. C’est dans ces conditions que survint un peuple, les Malʋwa, qui demanda et obtint l’hospitalité du Pouvoir central. Les Malʋwa étaient différents de leurs hôtes parce qu'ils pratiquaient l’Islam et n'étaient pas des agriculteurs mais des artisans (bouchers, ferronniers, cordonniers, coiffeurs-chirurgiens, etc.) et commerçants. Comme ils n’avaient pas besoin de terres à cultiver et qu’ils exerçaient le commerce, l’Autorité royale leur offrit de s’installer près d’une place de marché; ce fut Sɔgɔɖɛyɩ qui les accueillit. Pour le Malʋwa, le commerce est une activité quotidienne ; le Pouvoir l’autorisa à l’exercer tous les jours. Du coup Sɔgɔɖɛyɩ sortit du cycle hebdomadaire des marchés, d’où son absence du calendrier des jours de marché actuels.

Habitués à ce qu'une place de marché ait son jour spécifique, les autochtones virent dans le marché quotidien une nouveauté. Pour eux, une place de marché quotidien n'était rien d'autre qu'une place sans jour spécifique. A leurs yeux, Sɔgɔɖɛyɩ était devenu une place sans jour (sous-entendu sans jour propre), d'où le qualificatif de /ɖɩ da wɩrɛ/ ‘lui-sans-jour’, expression prononcée [ɖɩdawʋrɛ] et retranscrite officiellement en Didauré ou Didaouré.

Pour emporter définitivement l’adhésion du lecteur à la thèse, un dernier point reste à éclaircir. Le Tem est une langue à genres où le pronom (en l’occurrence ‘lui’ de ‘lui-sans-jour’) doit s’accorder en genre et en nombre avec le nom dont il est le substitut. Dans la traduction tem de l’expression (ɖɩ da wɩrɛ) le pronom ɖɩ est accordé à un nom de genre ɖɩ. Quel est ce nom ?

Les noms susceptibles d’être représentés par un pronom dans ‘lui-sans-jour’ sont kɩyɛkʋ ‘marché’, ɖɩdaarɛ ‘place’ et Sɔgɔɖɛyɛyɩ le nom propre de la place. Le nom commun kɩyɛkʋ appartient au genre kɩ, en témoigne la marque d’accord kɩ du démonstratif na ‘ce...ci’ dans kɩyɛkʋ kɩ-na ‘ce marché-ci’. Tout nom propre qui ne renvoie pas à un être humain est rangé dans le genre kɩ ; Sɔgɔɖɛyɩ en est un. Il est donc dans le même genre que kɩyɛkʋ, en témoigne la marque d’accord kɩ du démonstratif na dans Sɔgɔɖɛyɩ kɩ-na ‘ce Sokodé-ci’. La marque d’accord du démonstratif na dans l’expression ɖɩdaarɛ ɖɩ-na ‘cette place-ci’ montre que le nom commun ɖɩdaarɛ 'place' appartient au genre ɖɩ. C’est donc lui qui est représenté par le pronom ɖɩ dans l’expression ɖɩ da wɩrɛ. IL faut comprendre que pour le Tem, le marché c'est d'abord l'espace qui lui est réservé, espace dont on facilite la désignation à l'aide d'un nom propre.

La preuve est ainsi faite : Đɩdawʋrɛ qu’on peut traduire ‘place-sans-jour spécifique’ par la négative ou ‘place quotidienne’ par la positive, est bien une qualification de Sɔgɔɖɛyɩ en tant que place de marché. Chronologiquement, le nom Đɩdawʋrɛ est postérieur au nom Sɔgɔɖɛyɩ, d’abord parce un qualifiant ne peut précéder son qualifié, ensuite parce que c’est à la suite d’un événement historique que la périodicité de la tenue du marché à Sɔgɔɖɛyɩ a changé, passant de l’hebdomadaire au quotidien.

Concluons …

… par un résumé :
La question de départ vient d’avoir sa réponse. Oui, le chef-lieu de la Préfecture togolaise de Tchaoudjo porte bien deux noms. Ces noms se complètent en tant que qualifié et qualifiant.

Sɔgɔɖɛyɩ était l’une des sept places où se tenaient à tour de rôle les marchés en territoire tem. C’est lorsqu’une communauté musulmane composée de commerçants et d’artisans, les Malʋwa, a été accueillie et installée près de Sɔgɔɖɛyɩ que la place de marché a perdu son rythme hebdomadaire au profit d’un rythme quotidien. Sɔgɔɖɛyɩ est ainsi devenu un marché sans jour spécifique, un Đɩdawʋrɛ comme l’on l'a qualifiée depuis. Dès lors, la place de marché a été tributaire de deux formes de désignation, celle de son nom propre, Sɔgɔɖɛyɩ et celle de sa qualité, Đɩdawʋrɛ.

… sur l’origine de Sɔgɔɖɛyɩ et Đɩdawʋrɛ :
Đɩdawʋrɛ, on le sait maintenant, est une locution proprement tem, faite d’un pronom sujet de genre ɖɩ, d’un verbe auxiliaire de négation, ta et du nom wɩrɛ désignant la notion de jour. Quant à Sɔgɔɖɛyɩ, on a vu que bien qu’il résulte d’une composition nominale à la tem, sa forme finale -ɛyɩ et le paradigme auquel celle-ci le rattache fait de lui un nom d’origine étrangère. La langue d’emprunt ne peut être que le Gurma, langue d’origine des Mola, eux qui, en tant Maîtres du royaume, avaient à charge de nommer les lieux qu’ils créaient sur les terres conquises par eux. En attendant les recherches pour confirmation sur l’origine gurma de Sɔgɔɖɛyɩ, on retient que Đɩdawʋrɛ est d’origine tem tandis que Sɔgɔɖɛyɩ est d’origine étrangère.

… sur l’accaparement culturel des deux noms :
L’expression qualifiante Đɩdawʋrɛ étant apparue avec l’installation des Malʋwa, l’agglomération que ceux-ci ont construite sur place a adopté ce qualifiant comme nom propre. Depuis l’ancienne place de marché pouvait être repérée soit par rapport au nom originel Sɔgɔɖɛyɩ, donc à la place, soit par rapport au qualifiant Đɩdawʋrɛ, donc au village malʋwa. Au fil du temps le qualifiant-nom, Đɩdawʋrɛ, a commencé à prendre, aux yeux de tous (autochtones comme allogènes) la couleur culturelle du malʋwa, au point d’induire en erreur des chercheurs aussi chevronnés que Barbier et Klein qui ont vu derrière le nom désormais propre de Đɩdawʋrɛ un nom commun désignant tout ghetto musulman dans un milieu non islamisé. A cause peut-être de cette coloration culturelle, les populations autochtones et l’Autorité royale sont restés attachés au nom premier de la place, Sɔgɔdɛyɩ épargné par l’inculturation malʋwa. L’Autorité traditionnelle étant celle avec laquelle l’Autorité administrative négocie pour tout arrangement en faveur d’une cohabitation pacifique entre administrateurs et administrés, le nom du lieu qui a été donné à l’Administration pour désigner la nouvelle cité a été celui pratiqué par l’Autorité royale, à savoir Sɔgɔdɛyɩ. C’est pourquoi pour l’état civil, le chef-lieu de la Préfecture est Sokodé (transcription de Sɔgɔɖɛyɩ). Ainsi deux civilisations se sont accaparées chacune un des deux noms du marché tem : la communauté musulmane s’est appropriée Đɩdawʋrɛ tandis que l’Administration, elle, a adopté Sɔgɔɖɛyɩ.

… sur le calendrier hebdomadaire tem :
Toute civilisation pratique une division du temps, une division imposée par le cycle des saisons, celui de la lune et celui du soleil. Grâce à ces cycles on a partout les notions d'année, de mois et de jour. Mais comme rien de naturel n’impose le découpage en semaine, certaines civilisations ignorent cette notion. Celles qui l'ont sont celles qui l'ont créée à partir de l'organisation journalière de leurs activités ou d'autres faits culturels tels que la dation des noms propres aux enfants selon leur rang de naissance. Une semaine créée dans ces conditions ne peut compter le même nombre de jours partout. Au sein d'une même civilisation le nombre de jours de la semaine peuvent varier avec le temps. C'est cas de la semaine tem. Basée sur le cycle des marchés, elle comptait sept jours; elle est passé ensuite à six lorsque l'une des places de marché a été sortie du cycle hebdomadaire.

La nécessité d'une harmonisation internationale du découpage du temps en semaine a imposé la semaine sémitique, une semaine de sept jours. Celles des civilisations qui ignoraient la notion de semaine l'ont purement et simplement adoptée. Celles qui disposent d'une semaine l'ont adaptée avec, éventuellement, des réaménagements consistant par exemple à soustraire ou à rajouter un jour. Le calendrier tem a accueilli la semaine de sept jours au moment où son propre calendrier ne comptait plus que six jours. On a dû en rajouter un jour. C'est l'œuvre de Robert de Creaene et Tchagbara L. Soli N’gobou qui, dans un livret de 10 pages intitulé Đaatɩ Kalandriyee élaboré à Sokodé en 1995, ont créé un jour de marché fictif appelé ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ correspondant à jeudi. Ils ont, d’autre part, fait correspondre Kejika wɩrɛ à dimanche, Kudongoli wɩrɛ à lundi, Kalamaazɩ wɩrɛ à mardi, Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ à mercredi, ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ à jeudi, Soomi wɩrɛ à vendredi et Kpaarɩ wɩrɛ à samedi.

Maintenant qu’on sait qu’il a existé une septième place de marché qui servait à une septième séance de marché pourquoi ne pas la réintégrer dans la semaine tem actuelle à la place du jour fictif ? On aurait Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ au lieu de ɭsɔɔwaazɩɩna wɩrɛ.

Au cas où il est adopté, on n'oublie pas que Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ est le marché de la capitale régionale. On a tout avantage à le faire correspondre à l’actuel marché hebdomadaire de Sokodé qui a lieu les lundis. Par ailleurs, la ressemblance formelle entre les noms Sɔgɔɖɛyɩ et Sɛgbɛdɛyɩ et la proximité des places de marché qu’ils désignent devraient inciter à faire suivre Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ de Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ.

Le calendrier hebdomadaire connaîtrait alors la succession suivante : Sɔgɔɖɛyɩ wɩrɛ pour lundi, Sɛgbɛdɛyɩ wɩrɛ pour mardi, Soomi wɩrɛ pour mercredi, Kpaarɩ wɩrɛ pour jeudi, Kejika wɩrɛ pour vendredi, Kudongolí wɩrɛ pour samedi et Kalamaazɩ wɩrɛ pour dimanche.

Travaux publiés par le professeur Zakari Tchagbalè, Docteur en Linguistique.